Bien-être animal : pourquoi nos achats ne reflètent pas nos préférences ?

Bien-être animal : pourquoi nos achats ne reflètent pas nos préférences ?

La question de l’élevage dans notre société pose ce qu’on appelle le « paradoxe de la viande » : alors que de très nombreux animaux vivent dans des élevages intensifs, près de neuf Français sur dix se prononcent contre ces élevages. Un argument souvent mis en avant affirme que, si les consommateurs se souciaient vraiment du bien-être animal, alors ils achèteraient les produits les plus respectueux des animaux et qu’il n’y aurait alors plus d’élevages intensifs. En d’autres termes : le fait que les Français achètent majoritairement des produits issus de l’élevage intensif reflèterait leurs vraies convictions envers le bien-être animal.

Cette approche est relativement standard en économie : à partir des décisions d’achat, on induit les préférences des consommateurs. Il s’agit des « préférences révélées », par opposition aux « préférences déclarées » qu’on obtient au travers de sondages hypothétiques. Ainsi, la théorie des préférences révélées affirme que si un consommateur achète du thé plutôt que du café, c’est qu’il préfère le thé au café.

La question est alors de savoir si l’on peut mesurer les préférences des Français en matière de bien-être animal en fonction de leurs achats. En réalité, les produits d’origine animale sont des biens très spécifiques, ce qui nous empêche d’avoir un raisonnement aussi simple. Il y a au moins cinq raisons à cela :

  1. Biens de crédence. La première raison est que les produits issus de l’élevage sont des biens de crédence. Cette catégorie de biens regroupe tous les biens pour lesquels le consommateur ne peut pas observer toutes les caractéristiques du produit. Par exemple, quand un individu mange une omelette, il ignore la manière dont ont été traitées les poules qui ont pondu les oeufs nécessaires à la réalisation de l’omette. Dans ce cas, le bien-être animal est une caractéristique « cachée » et le consommateur ne pourra pas connaître de manière certaine sa satisfaction d’avoir mangé l’omelette car il ignorera toujours si les poules ont été bien traitées. Ainsi, sauf à disposer d’informations extrêmement précises et fiables sur le bien-être des animaux impliqués, il y aura toujours une incertitude sur la valeur réelle du produit pour l’individu, ce qui l’empêche d’exprimer pleinement sa volonté à payer pour les produits d’origine animale. Les vidéos de lanceurs d’alerte dans les abattoirs bio montrent par exemple que même des produits labellisés peuvent ne pas respecter la réglementation. Face à cette incertitude, les consommateurs finissent pas dépenser moins pour les produits étiquetés « bien-être animal » que ce qu’ils feraient s’ils étaient sûrs que les producteurs respectaient leurs engagements.

    Prenons un exemple. Imaginons une situation où le consommateur a le choix entre deux produits de tranches de jambon. Le premier produit, « supérieur », assure respecter les meilleures normes en termes de bien-être animal et se vend 4€ le paquet. Le second produit, sans information sur le traitement des animaux, se vend 3€. Imaginons un consommateur qui soit prêt à payer 4,50€ pour le jambon plus respectueux des animaux. Cependant, ce consommateur apprend que certains élevages qui affichent le label de bon traitement des animaux ne respectent pas leurs engagements. Dans ce cas, l’incertitude le conduit à diminuer ce qu’il est prêt à payer pour le produit labelisé, par exemple 3,80€. Au final, le produit labélisé coûtera trop cher (4€) par rapport à ce qu’il est prêt à payer (3,80€) étant donné cette incertitude, alors qu’il était prêt à l’acheter s’il pouvait vraiment s’assurer de la qualité du produit (4,50€). Dans ce cas de figure (bien de crédence), on ne peut donc pas déduire les préférences du consommateur à partir de ses achats.

  2. Consommateurs intermédiaires. Le deuxième effet concerne les consommateurs que j’appellerai « intermédiaires ». Certains consommateurs sont en effet prêts à mettre de l’argent pour le bien-être animal mais le surcoût qu’ils sont prêts à payer est inférieur à la différence de prix de marché. Dans l’exemple précédent, la différence des prix de marché est de 1€ entre les jambons labélisés (4€) et non-labélisés (3€). Cependant, imaginons un consommateur qui soit prêt à payer seulement 90 centimes pour la labélisation. Ce consommateur achètera le produit non-labélisé car le prix du marché pour le produit labélisé (4€) est supérieur à ce qu’il est prêt à payer (3,90€). Néanmoins, son choix ne reflète pas fidèlement ses préférences : on ne peut pas dire de ce consommateur qu’il ne se soucie pas du bien-être animal car il était prêt à payer un surcoût de 30% pour améliorer les conditions de vie des animaux. Ici encore, on va sous-estimer ce qu’est prêt à payer le consommateur pour le bien-être animal si on regarde uniquement les choix de consommation.

  3. Consommateurs hors marché. Quand on souhaite réfléchir au souci pour le bien-être animal pour l’intégralité de la société, il faut également prendre en compte les consommateurs qui ont quitté le marché faute d’alternatives satisfaisantes. Certains consommateurs seraient peut-être prêts à payer jusqu’à 7€ un paquet de jambon de porcs très bien traités, mais leur souci pour le bien-être animal est tel qu’ils préfèrent ne pas acheter les produits existants. On trouve cet exemple pour les consommateurs de foie gras qui décident d’arrêter d’en consommer car aucune des alternatives sur le marché ne sont satisfaisantes à leurs yeux. Considérer uniquement les consommateurs qui achètent ce qui existe sur le marché occulte les consommateurs les plus soucieux du bien-être animal et qui ont justement quitté le marché. Ici aussi, on sous-estime les préoccupations pour les animaux en n’analysant que les choix de consommation des consommateurs présents sur le marché.

  4. Bien public. L’avant dernier élément est celui de la théorie du bien public. Je détaille longuement cette théorie dans mon livre, mais l’idée principale est que les consommateurs peuvent avoir l’impression que leur effort individuel aura un impact très limité, voire nul, sur le bien-être des animaux : si je suis le seul à payer plus cher les produits d’origine animale, cela ne changera rien à la vie des animaux dans les élevages mais cela me coûtera cher à moi. Ainsi, un consommateur pourrait très bien être prêt à payer 4,50€ le paquet de jambon si tout le monde s’y mettait (par ex : en interdisant les pratiques les moins respectueuses), mais, en absence de régulation, il préfère acheter le paquet à 3€. Ici aussi, on ne peut pas dire que sa décision d’achat reflète sincèrement son souci pour le bien-être animal ; elle résulte principalement d’un défaut de coordination (coûts individuels vs. bénéfices collectifs).

  5. Système 1 vs. Système 2. Le dernier frein à l’évaluation des préférences des consommateurs par analyse de marché est celui du mécanisme de prise de décision. Les décisions alimentaires sont très souvent faites de manière quasi-automatique, intuitive, et relèvent d’une réflexion rapide appelée Système 1. À la cantine ou au supermarché, nous choissons rapidement, sans calculer l’impact carbone de nos choix ou sans réfléchir aux conséquences sur les animaux. Pourtant, si nous prenions le temps de la réflexion et réflechissons avec des arguments rationnels / scientifiques (Système 2), nous ferions peut-être (sûrement ?) des choix différents. Si l’on considère que les « vraies » préférences d’un individu se reflètent dans ses choix où il a pris le temps de la réflexion, alors on ne peut ici non plus utiliser directement les décisions d’achat pour analyser les préférences de la population.

Ces cinq raisons expliquent pourquoi regarder les parts de marché ne permet pas d’analyser correctement les préférences des consommateurs en matière de bien-être animal. Dans tous les cas évoqués, analyser le marché tel qu’existant nous conduit à sous-estimer le souci des consommateurs pour les animaux. D’autres méthodes d’évaluation existent, à l’instar des choice experiments en économie comportementale ou des méthodes d’évaluation contingente (que j’aborde également dans mon livre et sur lesquelles je ferai peut-être un post prochainement).



Merci à Nicolas et Charlotte pour leur relecture.