Sommes-nous moins altruistes que nous le pensons ?

Un récent article de Carlson, Maréchal, Oud, Fehr et Crockett (Nature Communications, 2020) analyse les mécanismes liés à la mémoire sélective qui agit parfois de manière auto-complaisante : nos souvenirs nous dépeignent-ils comme plus altruistes que nous ne le sommes réellement ? Dans une série de courtes expériences, les auteurs cherchent à répondre à cette question.

Les auteurs partent de l’idée que nous aimons nous voir de manière positive et que nous aimons penser à nous-mêmes comme des individus respectant nos valeurs morales. Cependant, on observe un écart entre nos injonctions morales et nos actions. Une théorie largement étudiée est celle du raisonnement auto-complaisant (motivated reasoning) : nous changeons nos croyances ou attitudes afin de justifier nos actions. Les auteurs étudient cependant une autre possibilité : nous avons une mémoire sélective de nos actions et nos souvenirs nous donnent une meilleure image de nous-mêmes qu’il n’en est.

Expérience 1

Dans une première expérience, les auteurs donnent de l’argent à des individus et les laissent choisir comment répartir cette somme entre eux-mêmes et d’autres participants. Ils demandent ensuite, de manière imprévue et de manière séquentielle, aux participants de leur dire ce qu’ils ont décidé de donner aux autres participants aux étapes précédentes. Les participants sont incités à être honnêtes : ils gagnent de l’argent si leur déclaration s’avère suffisamment proche de ce qu’ils ont fait. Dans cette première expérience, les auteurs mesurent le taux d’erreur que font les participants en se rappelant leurs actions et, surtout, la direction des erreurs.

Les chercheurs montrent que les individus ont tendance à se rappeler avoir été plus généreux que ce qu’ils n’ont été. Cet effet vient en réalité des participants qui ont donné le moins à autrui. En d’autres termes, les individus les plus égoïstes sont ceux qui ont la plus forte distortion entre ce qu’ils ont fait et ce qu’ils déclarent avoir fait.

Expériences 2 et 3

Les auteurs discutent ensuite l’idée que ce n’est pas tant le niveau d’égoïsme qui compte, mais la distance entre ce que l’on fait et ce que notre morale nous dirait de faire. Plus un individu s’éloigne de sa norme morale, plus il devrait avoir une mémoire auto-complaisante. Pour tester cette idée, les chercheurs demandent aux participants ce qu’ils considèrent comme une répartition juste des richesses avant de les faire laisser décider pour de vrai.

Dans les expériences 2 et 3, les auteurs constatent que les participants qui donnent moins que ce que leur morale leur dicte ont le souvenir d’avoir été plus généreux que ce qu’ils n’ont réellement été. Au contraire, les chercheurs n’observent pas ce phénomène pour les participants ayant donné au moins autant que ce que leurs principes moraux préconisaient. C’est donc avant tout le fait de faillir à nos principes moraux qui nous conduit à avoir une mémoire auto-complaisante de nos actions passées.

Cependant, il est possible que cette mémoire auto-complaisante ne soit pas « motivée » (un désir de préserver une image positive de nous-même), mais qu’elle soit « rationnelle » (quand je dois me rappeler un choix que j’ai fait et qu’accéder à ma mémoire est difficile, je me fonde sur ce que je trouverais juste dans cette situation plutôt que le souvenir réel). Si la mémoire est « rationnelle », alors on devrait observer que ceux qui ont donné plus que ce que leur morale leur dicte rapportent avoir donné moins que ce qu’ils ont effectivement donné. Les auteurs n’observent pas de tel effet. La mémoire auto-complaisante semble bien résulter d’une volonté de préserver une image positive de soi-même.

Experiences 4a et 4b

Pour conforter leurs résultats précédents, les auteurs analysent une dernière piste. Si la mémoire est « motivée » (i.e., on cherche à préserver une bonne image de soi-même), alors le biais d’auto-complaisance devrait dépendre du pouvoir de décision. Si je n’ai pas de pouvoir de décision sur une action, je ne suis pas responsable et je ne devrais pas chercher à oublier.

Pour répondre à cette question, les auteurs proposent deux nouvelles expériences. L’expérience 4a réplique les expériences précédentes. Dans l’expérience 4b, chaque participant est jumelé avec un participant de l’expérience 4a. Ce participant de l’expérience 4b n’a pas de pouvoir de décision et doit simplement distribuer l’argent entre lui et un autre joueur de la même manière que l’avait fait son jumeau de l’expérience 4a. Dit autrement : on lui a retiré son pouvoir de décision.

Les chercheurs observent que les participants « libres » (expérience 4a) qui donnent moins que ce que leur morale leur dicte ont un biais de mémoire auto-complaisant significatif. Les participants « forcés » (expérience 4b) qui ont également dû donner moins que leur objectif moral ont également un biais d’auto-complaisance mais ce dernier est plus faible. Les auteurs montrent que cet effet disparaît si on enlève les participants « forcés » qui se sentent responsables de la répartition des richesses même s’ils ont été forcés. Ainsi, quand on ne sent plus responsable de ses choix, le biais d’auto-complaisance mémoriel disparaît, ce qui conforte l’idée d’une mémoire qui cherche à défendre notre image de nous-même.

Conclusions

Ce travail apporte trois résultats importants :

  • En moyenne, les individus se rappellent avoir été plus généreux qu’ils ne l’ont réellement été.
  • Cet effet est principalement dû à ceux qui ont été plus égoïstes que ce que leur morale ne leur dictait.
  • La mémoire auto-complaisante est un processus visant à donner à l’individu une image positive de lui-même et ne résulte pas d’un mécanisme rationnel dans des situations où l’on a du mal à se rappeler ce qu’on a fait.

Une limite est mentionnée par les auteurs : les données observées pourraient également s’expliquer par le fait que les individus se rappellent bien leurs choix effectifs mais sont prêts à perdre de l’argent pour déclarer à l’expérimentateur avoir été plus généreux que ce qu’ils n’ont été. Les auteurs jugent cette hypothèse peu probable, justifiant du fort niveau d’anonymat dans l’expérience.